En ces temps de crise, la tentation est forte pour tous ceux qui se veulent du côté de la générosité, de désigner «le marché » comme bouc émissaire de tous nos reproches et source de tous nos malheurs.
Malgré la sympathie que je puis avoir pour les bons sentiments qui fondent ces réactions, malgré le respect que j’ai pour certaines autorités morales qui les expriment, je crains qu’elles se trompent de cible.
J’ai peut-être une vision trop idéale des choses mais je ne puis que constater qu’à la première seconde de la rencontre de deux personnes, se crée entre elles, qu’elles le veuillent ou non, une relation de « marché ». Il est impossible qu’il n’en soit pas ainsi.
Même la non-communication entre elles est déjà un marché. La personne qui monte dans « mon » ascenseur et qui se justifie d’un bonjour à peine murmuré, m’impose un marché tacite : « Je t’accepte et tu m’acceptes, silencieux sans plus, durant cette minute de gêne qui nous sépare du 6ème étage. »
Pour l’enfant qui vient de naître, il n’y a pas de marché, il n’y a que lui et il exige tout, tout de suite. Ce n’est qu’en faisant l’expérience des autres qu’il prendra progressivement conscience des limites de ses désirs, ou plus exactement du fait que ceux-ci ne pourront se réaliser, et se développer largement, sans les autres, sans respecter les besoins des autres, et même y veiller autant qu’aux siens. C’est cet apprentissage (que tous ne font pas) qui le mène à l’âge adulte. C’est cette confrontation des intérêts en présence, c’est leurs accords pour un mieux dont chacun profite, c’est ce marché permanent qui tisse nos rapports sociaux.
Il résulte de cette observation que le marché ne peut être la cause de nos difficultés à vivre ensemble puisqu’il est lui-même « le vivre ensemble » des hommes.
Les difficultés viennent de ce que les hommes trichent dans leurs marchés.
Ils trichent chaque fois qu’ils profitent des circonstances ou les manipulent (une information trompeuse, ou que l’autre n’a pas, une position dominante, un monopole, etc.) pour fausser les rapports et en tirer des avantages immérités.
Mais là n’est pas le plus grave.
La faute principale de notre époque, celle qui rend bien souvent le marché détestable, c’est le matérialisme. C’est le fait de ne considérer, non plus l’ensemble du contenu de nos aspirations, mais uniquement les dimensions matérielles de nos besoins, autrement dit leur coût. Comme si le marché était vide de tout contenu subjectif, de toute valeur immatérielle et que seul la mesure du prix en argent avait de l’intérêt.
Qui ne voit qu’en limitant strictement les éléments de nos échanges, nos relations de marché, à leur mesure sordide en francs et centimes, on en vient à prostituer tous nos rapports sociaux ?
Le « c’est combien ? » domine totalement et néglige les éléments de valeur immatérielle qui sont pourtant primordiaux pour le bonheur de chacun.
Plus grave encore, le matérialisme a conduit certains politiques à la prétention ahurissante, non pas de veiller, comme c’est leur devoir, sur un marché vrai et libre où chacun est responsable, mais d’y fixer eux-mêmes les quantités, les qualités et les prix.
C’est ainsi que l’interventionnisme matérialiste, édictant les lois de nos marchés, a réduit nos rapports sociaux à leurs mesures matérielles. Aujourd’hui, le travail d’un instituteur, par exemple, est mesuré en minutes, comme si toutes les minutes de classe avaient exactement la même valeur. La qualité du « don de soi » qui est pédagogiquement primordiale, ne peut même plus entrer en ligne de compte.
Ainsi, enlevant tout contenu « moral » à nos rapports aux autres, on en est arrivé à inscrire dans beaucoup d’esprits que tant qu’on ne fait rien d’illégal on ne fait rien de mal. C’est la légalité et non plus la vertu, qui détermine la qualité des relations sociales. Peu importe la volonté des gens : dans les règles c’est bien, en dehors des règles c’est mal.
La seule réponse à cette dérive délétère est de rendre par tous les moyens la priorité à la qualité, à la valeur, au sens de la dignité du sujet et donc de la responsabilité personnelle de chacun, et finalement, à la réintroduction des vertus dans le cœur de nos relations humaines, c’est-à-dire au cœur du marché.
Il est injuste et inexact de désigner le marché comme l’ennemi de nos générosités, rendons-lui du cœur et nous retrouverons le nôtre.
Pascal de Roubaix.